Samedi 20 janvier. 20h00.
Quand j’arrive au milieu de l’escalier qui descend dans la salle du restaurant, je la vois,
elle est là ! Oh, évidemment, il y a déjà plein de monde, et en plus, elle est entourée d’un petit groupe de quatre ou cinq personnes, mais je ne vois qu’elle. C’est … comme un choc ! Je
n’avais jamais vu une femme aussi … aussi jolie. En finissant de descendre la volée de marches, je ne la quitte pas des yeux. Qu’est-ce qu’une beauté comme elle fait ici ? Et d’où David et
Laura connaissent-ils une femme aussi belle ?
Ce soir, David fête ses trente-cinq ans. Pour recevoir leurs invités, Laura et lui ont
privatisé La Péniche. La Péniche, c’est ce restaurant flottant amarré sur la Marne, près du Pont Vieux … la cale du bateau, qui servait autrefois au transport de céréales, abrite maintenant la
salle de restaurant ainsi que les cuisines, et les panneaux coulissant qui la recouvraient ont été remplacés par un toit-plancher qui sert maintenant de terrasse d’été. C’est sur La Péniche
qu’un soir de débauche, j’avais failli me faire troncher en douce par trois mecs. Mais la passerelle d’accès était fermée et ça n’avais pas abouti.
Donc, quand j’arrive, cette fille est là, juste en face de l’escalier … les fesses appuyées à
une table, une flûte de champagne à la main, elle écoute en riant un grand type volubile qui semble monopoliser la conversation dans un groupe de quatre ou cinq personnes. Elle est … c’est
comme si tout ce qui me fait flasher dans le physique féminin avait été réuni en une seule personne … une sorte de femme idéale, en somme … un fantasme ! Déjà, son visage … ce front haut … ces
yeux rieurs … ce petit nez légèrement retroussé … cette bouche ni trop pulpeuse, ni pas assez … ce petit menton volontaire … ce long cou un peu courbe … et surtout, SURTOUT, cette coupe de
cheveux … courts et coupés ”à la garçonne” en un savant coiffé-décoiffé de mèches noires … Moi, les femmes aux cheveux courts m’ont toujours fait craquer … enfin, celles à qui cela va bien, ce
qui n’est pas donné à tout le monde. Mais sur elle, c’est … somptueux ! Aux oreilles, elle porte de grands anneaux en argent qui tranchent magnifiquement sur sa peau … elle doit avoir … vingt
cinq … vingt six ans …
Ce qui me frappe, c’est qu’il émane d’elle … comme une douceur, une délicatesse, une
sensualité … ce n’est qu’une impression et je ne sais pas vraiment de quoi ça vient … de son physique, sans doute, mais aussi de son attitude, de son maintien, de ses traits, de sa gestuelle …
un ensemble indéfinissable … cette jeune femme, c’est LA féminité.
Ah oui, et aussi, elle est noire – d’ailleurs, c’est ce qui fait ressortir la blancheur de ses
boucles d’oreille -. Elle est noire … enfin, pas ”noire-noire” … plutôt ” café au lait” avec beaucoup de café … et donc, elle est à la fois très belle et très étrange, comme ça, au premier
regard, parce qu’étant noire, elle a aussi un profil, un faciès d’européenne. Confusément, elle me rappelait quelqu’un, sans que je parvienne à déterminer qui … et ça vient de me sauter aux
yeux d’un seul coup … elle me fait penser à Halle Berry, l’actrice d’origine afro-américaine … oh, bien sûr, leurs traits sont légèrement différents, et la couleur de la jeune femme de ce soir
est bien plus sombre que celle d’Halle Berry, mais il y a incontestablement une ressemblance. Et elle est … lumineuse ! C’est paradoxal de la trouver lumineuse tout en étant noire, mais c’est
ça, elle est lumineuse !
Pour le reste … elle est grande, elle est mince, elle est apparemment un peu cambrée, avec,
aussi apparemment, des fesses magnifiques, même si, pour le moment, étant appuyées sur cette table, elles sont un peu aplaties … des cuisses et des mollets fuselés, du moins pour ce que
j’en vois … elle porte une espèce de jean très ajusté, de couleur ”brun moiré” … et un chemisier clair assez vaporeux … aux pieds des escarpins également bruns …
En fait, je saisis tout cela d’un seul coup d’œil, en une fraction de seconde, et je suis
tellement fasciné que je manque de louper la dernière marche de l’escalier et de m’étaler à ses pieds … et c’est David, surgi de je ne sais où, qui me rattrape et qui m’évite cette humiliation
publique :
- Hé, mec ! Pas la peine de te casser la figure pour me faire remarquer que t’es enfin
arrivé ! Dis, j’ai cru que t’allais pas venir !
- Ouais, excuse-moi … je devais voir quelqu’un pour qui je travaillais et ça a duré plus
longtemps que prévu.
- Ouais … ben je crois que t’es le dernier, hein … Viens, on va dire à Laura que t’es
arrivé … elle aussi, elle commençait à être inquiète …
J’ai tout juste le temps de remarquer que la beauté noire nous regarde et qu’elle me sourit,
et David me prend par le coude et m’entraîne. Après quelques pas, il s’arrête :
- Hé … j’ai vu pourquoi tu as failli te vautrer … c’est Sarah qui t’a mis dans cet état
?
- Sarah ?
- Oui, la jolie black … tu la dévorais des yeux en descendant … c’en était presque gênant
…
- Ben non, pas spécialement …
Evidemment, il n’en croit pas un mot et sans tenir compte de ma remarque, il poursuit :
- Elle est canon, hein … elle travaille pour ma boîte …
- Ah bon ?
- Ouais. Je te la présenterai … en attendant, on va rassurer Laura, elle se demandait ce
qui t’était arrivé …
Il m’entraîne vers le fond de la salle et, au passage, il me présente aux invités que je ne
connais pas … mais en fait, je connais presque tout le monde … il y a là pas mal de nos voisins du village … et des copains à lui que j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer chez lui … et son
frère, sa sœur et ses parents, que je connais aussi … la sœur de Laura – presque son clône, tellement elle lui ressemble – bref, sur les soixante ou soixante-dix invités présents, il ne doit y
avoir qu’une quinzaine de nouvelles têtes … bien sûr, à côté du buffet, il y a aussi Laura, en train de discuter avec des voisins … Laura qui, fidèle à son habitude, m’embrasse en me serrant
vigoureusement et néanmoins affectueusement dans ses bras … Evidemment, David s’empresse de lui raconter mon arrivée ”free style” au pied de l’escalier, à deux doigts d’écorner mon amour-propre
… et il s’empresse aussi de lui en expliquer la cause … cette Sarah … et puis :
- Bon, viens, je vais te la présenter …
- Non, mais … c’est pas obligé, hein … je …
- Quoi ! Me dit pas qu’elle te fait peur …
- Non, c’est pas ça, mais …
- Arrête … tu sais, Sarah, elle est canon, mais c’est aussi une fille bien … t’as rien à
craindre, elle mord pas … et tu sais, c’est pas seulement une belle fille … c’est aussi une tête ! Déjà, pour te dire, elle a eu le bac à seize ans ! Tu vois … précoce, la fille, hein ! Après,
elle a décroché un double diplôme … ingénieure et architecte … les deux en même temps … et comme ça lui paraissait pas suffisant, elle a démarré un doctorat en sociologie avant d’avoir achevé
son cursus en archi … Bref, en douze ans, elle a décroché trois diplômes, là où d’autres mettraient quinze ans à en décrocher deux … s’ils y arrivent … Ah oui, et en plus, elle parle cinq
langues !
- Mais alors … elle a quel âge ?
- Trente et un, il me semble … tu demanderas à Laura … elle le sait … moi, les âges et les
dates d’anniversaire … allez, amène-toi … elle est avec des collaborateurs à Yann et moi …
Je ne peux quand même pas me défiler … alors je le suis. Nous regagnons l’autre bout de la
salle de restaurant, à côté de l’escalier. Elle est toujours là, avec trois hommes et une autre jeune femme. David :
- Bon, je vous présente mon pote Marin …
- Bonjour, Marin !
Les cinq ont répondu d’une seule voix en se marrant … on se croirait à une séance aux
alcooliques anonymes. Il y a une évidente complicité entre eux. David :
- Bon, Yann, tu le connais déjà …
Oui, Yann, c’est son pote avec qui il a fondé cette boîte. Je l’ai déjà vu plusieurs fois chez
David et Laura. On se serre la main.
- Lui, c’est Marc.
Le grand type qui faisait rire les autres tout à l’heure. Poignée de main virile.
- Eléonore …
C’est un petit bout de femme, jeune, blonde et pétillante, un peu en chair, et très charmante.
Spontanément, elle s’avance vers moi, elle se dresse sur la pointe des pieds, et elle me fait deux bises :
- Bonsoir Marin … enchantée …
- Moi de même, Eléonore …
David continue :
- Pierre-Michel …
- Bonsoir Marin …
- Bonsoir Pierre-Michel …
Poignée de main un peu molle.
- Et enfin Sarah … Sarah, Marin … Marin, Sarah …
Pourquoi David finit les présentations par elle ? Je suis sûr qu’il le fait exprès … il la
traite comme une sorte de bouquet final, une cerise sur le gâteau. Comme un con, j’amorce un geste pour lui serrer la main … elle fait semblant de ne pas le remarquer, elle décolle ses fesses
de la table où elle est appuyée, et, comme sa collègue Eléonore il y a un instant, elle s’approche de moi, elle pose sa main sur mon épaule et elle me fait deux bises :
- Bonsoir, Marin …
Oh la la, cette voix ! Légèrement cassée et étonnement grave pour une jeune femme. J’adore.
J’en frissonne intérieurement. J’ai l’impression que les autres me regardent tous, qu’ils m’observent, qu’ils guettent ma réaction :
- Bon … bonsoir, Sa…rah …
J’ose à peine la regarder, je lui jette seulement de rapides coups, d’œil … Ce qu’elle est
belle ! Je n’ai jamais vu une femme aussi belle … même au cinéma … même en photo. Et elle dégage vraiment quelque chose de spécial. J’ai le cœur qui bat et ça me fait un espèce de boule au
creux du ventre. Ça paraît con, mais pour moi, à cet instant, cette Sarah, c’est la plus belle femme du monde. Elle est encore plus belle de face et de près que de profil … j’ai aussi la gorge
nouée et la bouche sèche. Elle a posé ses joues sur mes joues ! Léger parfum à la fois fleuri et poivré. Elle a posé ses lèvres aussi, sur mes joues … enfin, il me semble … je suis pétrifié.
Elle se rappuie sur le bord de la table et elle me regarde en souriant. David :
- Elle est belle, notre Sarah, hein Marin …
Oh, le salaud ! J’ai déjà entendu cette réflexion là … mot pour mot, il me semble, mais
c’était pour Yolaine, ma voisine, lors de la réunion du maire à l’automne. Mais là, j’ai l’impression que le sang a brusquement reflué de ma tête avant d’y revenir comme une énorme vague … j’ai
les joues qui me brûlent et je dois être tout rouge ! Elle aussi pique un fard, il me semble … non pas que ses joues rosissent, évidemment, mais à une mimique, à un cillement des yeux, à un
pincement de ses lèvres, à une petite ride qui se creuse entre ses sourcils, je sens que la remarque de David la gêne. D’ailleurs, elle lui lance :
- Arrête, David …
- Quoi ! On a le droit de dire que tu es belle, Sarah … ici, tout le monde est d’accord
sur ça … et on te l’a tous dit, à un moment ou à un autre … Eléonore aussi, d’ailleurs … n’est-ce pas, Eléonore …
- Ben oui … c’est tellement évident, ma belle …
- Tu vois … je suis sûr que Marin aussi te trouve belle … pas vrai Marin ?
- Oui, effectivement …
Oh, le con ! ”Oui, effectivement” … plus niais que ça, tu meurs ! Je ne sais plus où
me foutre … je me sens tellement nul ! Heureusement, David enchaîne :
- Tu vois, Marin, avec Yann, ces trois là, et Sarah aussi, non seulement on doit se les
farcir au travail, mais je suis assez maso pour me les gaver aussi le week-end …
Ils se marrent tous … et les voilà partis à s’envoyer des vannes … les trois employés, Sarah
et les deux boss … je sens qu’il n’y a pas seulement des rapports hiérarchiques entre eux … une vraie complicité, une vraie entente … de l’amitié … Rapidement, je ne fais plus trop attention à
ce qu’ils disent … aussi discrètement que possible, je regarde Sarah … je la contemple à la dérobée … quand elle sourit, elle dévoile des dents parfaites … la couleur de sa peau en fait
ressortir la blancheur … ses lèvres sont légèrement humides et me donnent envie de les mordre doucement … en fait, son chemisier est blanc avec des petits motifs floraux très discrets … il est
aussi légèrement transparent … tout d’abord, j’ai eu l’impression qu’elle était nue, dessous … mais non, en fait, elle doit porter une espèce de … de caraco sombre … il doit être à peu près de
la couleur de sa peau et c'est pour ça qu'on a l'impression qu'elle est nue sous son chemisier …
- … boire quelque chose ?
Brusquement, je réalise que c’est à moi que David s’adresse. Alors :
- Pardon ?
- Oui. Tu n’as encore rien pris … tu veux boire quelque chose ?
- Euh, oui … volontiers …
- Champagne ?
- Oui, champagne …
- Allez, viens … on retourne au buffet.
Il me pousse devant lui et nous fendons de nouveau la masse de ses invités. L’image de cette
Sarah ne me quitte pas. Elle est vraiment particulière … c’est ce visage si … européen … ou occidental … avec cette peau si noire … enfin, cette peau si sombre … En chemin, David est
constamment arrêté par ses amis et ses proches qui veulent le féliciter, le congratuler, lui dire deux mots … en attendant qu’ils le libèrent, discrètement, je jette un coup d’œil derrière nous
… je la cherche des yeux … tout d’abord, elle est encore avec ses collègues … puis, un moment, je la vois discuter avec un couple que j’ai déjà rencontré chez Laura et David … ensuite, je la
vois parler à Laura, qui me fixe en souriant … à chaque fois, nos regards se croisent … elle me sourit … merde, elle va croire que … mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’en empêcher …
je vais vraiment passer pour un lourdaud !
Enfin parvenu au buffet avec David, nous retrouvons des connaissances. Il y a notamment
Françoise. Françoise, elle est conseillère municipale dans notre commune, et elle fait partie de l’équipe d’animation de la paroisse … c’est une copine de Yolaine … enfin, C’ÉTAIT une copine de
Yolaine, avant que Yolaine ne délaisse l’église, le catéchisme et la préparation au mariage des futurs époux … il y a aussi Catherine, la nounou des enfants de Laura et David. D’ailleurs, ils
ne sont pas là, Lise et Ugo … comme la fête promet de durer plutôt tard, leurs parents ont préféré qu’ils restent à la maison et, en échange, ils leur ont promis une journée chez Mickey … ce
soir, c’est Léa, la fille de Catherine, qui les garde. Il y a aussi Yvonne, la voisine de David et Laura. Ils la trouvent un peu envahissante, Yvonne, mais ils ne pouvaient pas ne pas
l’inviter. Il y a aussi Jean et sa femme, de la société des fêtes …
David me fait servir une flûte de champagne et s’éloigne, appelé par Laura pour régler je ne
sais quel problème matériel. Françoise :
- Dites, Marin … vous la connaissez, la jeune femme noire, là-bas ?
- La jeune femme noire ?
Je me retourne pour vérifier qu’elle me parle bien de Sarah et pas d’une autre jeune femme
noire qui viendrait d’arriver. Non, Sarah est bien la seule jeune femme noire ici ce soir. Et Sarah est de nouveau avec ses collègues, et justement, elle est en train de nous regarder … et de
nouveau, elle me sourit. Je me retourne vers Françoise :
- Ben non, je ne la connais pas … enfin, David vient tout juste de me la présenter … elle
s’appelle Sarah et elle travaille dans la boîte de Yann et David … d’ailleurs, ceux qui sont avec elle, ils travaillent aussi avec David …
- Ah, il vient de vous les présenter ? Vous avez de la chance … nous, il ne nous les a pas
présentés …
- Vous voulez que je lui demande ?
- Non, non … je plaisante … En tout cas, on se disait … qu’est-ce qu’elle est belle, cette
jeune femme ! Vous trouvez pas ?
Qu’est-ce qu’ils ont, eux aussi, à me demander si je la trouve belle ? Déjà David, et
maintenant elle !
- Si, si … elle est belle …
- Je devrais pas dire ça, il paraît que c’est pas politiquement correct, mais tant pis …
moi, avec les noirs, j’ai toujours eu du mal … je les aime pas … mais elle, il faut reconnaître qu’elle sort du lot …
Les autres approuvent … et la discussion s’engage sur les races … la beauté de telle race
plutôt que de telle autre … les asiatiques, les noirs, les arabes … j’écoute d’une oreille distraite … moi, ce genre de conversation, ça me soûle … je le savais déjà, mais Françoise et Jean le
confirment, ils sont carrément racistes … les autres argumentent, protestent … Moi, ça me gonfle, alors je me tais et je regarde le bout de mes chaussures. Je me retournerais bien encore une
fois pour regarder Sarah, mais là, ce ne serait vraiment pas discret.
- Tiens, quand on parle du loup …
La conversation a brusquement pris fin. C’est Françoise qui vient de dire ça. Elle fixe
quelque chose derrière moi, juste au-dessus de mon épaule … je m’apprête à me retourner, quand :
- Dites Marin … vous voulez bien m’offrir un verre ?
à suivre.